Les livres de juillet 2008

Premières lignes de Au Piano (2004) de Jean Echenoz

Deux hommes paraissent au fond du boulevard de Courcelles, en provenance de la rue de Rome.
L’un, de taille un peu plus haute que la moyenne, ne parle pas. Sous un vaste imperméable clair et boutonné jusqu’au cou, il porte un costume noir ainsi qu’un nœud papillon noir, et de petits boutons de manchette montés en quartz-onyx ponctuent ses poignets immaculés. Bref il est très bien habillé mais son visage livide, ses yeux fixés sur rien de spécial dénotent une disposition d’esprit soucieuse. Ses cheveux blancs sont brossés en arrière. Il a peur. Il va mourir violemment dans vingt-deux jours mais, comme il l’ignore, ce n’est pas de cela qu’il a peur.
L’autre qui l’accompagne est d’apparence tout opposée: plus jeune, nettement moins grand, menu, volubile et souriant trop, il est coiffé d’un petit chapeau à carreaux bruns et beiges, vêtu d’un pantalon décoloré par plaques et d’un chandail informe porté à même la peau, chaussé de mocassins marbrés d’humidité.
Il est bien, ton chapeau, finit par observer l’homme très bien habillé alors qu’ils vont atteindre les grilles du parc Monceau. Ce sont les premiers mots qu’il prononce depuis une heure.

Premières lignes de Une Journée d’Ivan Denissovitch
(1975) d’Alexandre Soljenitsine

A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil: à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l’administration. De l’autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s’arrêta vite: par des froids pareils, le surveillant n’avait pas le coeur à carillonner.
La sonnerie s’était tue. Dehors, il faisait noir, noir comme en pleine nuit, quand Choukov était allé à la
paracha. Sauf les trois phares jaunes tapant dans la fenêtre: deux depuis l’enceinte, et un de l’intérieur du camp.
Personne, comme qui dirait, n’était venu décadenasser la porte. Et on n’avait pas non plus entendu les dortoiriers enfiler leur perche dans les oreilles du jules, signe qu’ils vont l’emporter.
Il ne dormait jamais une seconde de trop, Choukov: toujours debout, sitôt le réveil sonné, ce qui lui donnait une heure et demie de temps devant soi d’ici au rassemblement, du temps à soi, pas à l’administration, et, au camp, qui connaît la vie peut toujours profiter de ce répit: pour coudre à quelqu’un un étui à mitaines dans la vielle doublure; pour apporter ses
valienki – secs et au lit – à un riche de votre brigade, histoire que le gars n’ait pas à tournailler nu-pieds tant qu’il ne les a point retrouvés dans le tas ; […]
Premières lignes de Juillet, juillet (2004) de Tim O’Brien

Le bal des anciens élèves avait commencé depuis une heure à peine que déjà bon nombre de danseurs étaient éméchés et les trois quarts des autres bien partis, et à présent les potins allaient bon train, les coeurs s’épanchaient et les amours anciennes mouraient et renaissaient sous les étoiles en carton du gymnase de l’université de Darton Hall.
Amy Robinson parlait à Jan Huebner, une de ses anciennes camarades de chambre, du meurtre, l’année précédente, de Karen Burns qui partageait également leur chambre à l’époque. « C’est typique de Karen, dit Amy. Finir assassinée comme ça. Ça ne pouvait arriver qu’à elle. A personne d’autre.
– C’est vrai, oui », répondit Jan. Elle resta un instant silencieuse. « Vas-y, raconte, ma belle. Des détails. »
– Amy haussa les épaules avec une lassitude désabusée.
« Rien de nouveau, j’en ai bien peur. L’éternelle histoire de Karen – toujours aussi ingénue. Elle fait confiance à tout le monde et se fait écrabouiller.
– Pauvre fille, dit Jan.
– Pauvre femme », rectifia Amy.
Jan grimaça. « Femme, cadavre, peu importe. Toujours célibataire, je suppose. Karen ? »

Premières lignes de Le Criminel (1981) de Jim Thompson

La journée avait été plutôt bonne, dans l’ensemble, c’est pourquoi j’aurais dû me douter qu’elle finirait mal. Si vous avez lu les journaux, ces derniers temps, vous savez sans doute déjà de quoi je veux parler. Ça se passe toujours comme ça, chez moi, on dirait. Aussi loin que je me souvienne, ça n’a jamais manqué. Je me réveille en forme, un matin, je me sens capable d’avaler mon petit déjeuner, pour une fois, et j’arrive même à trouver une place assise dans le train de huit heures cinq. Et ça continue de la même façon toute la journée – aucun problème, tout marche comme sur des roulettes. Mes reins me laissent tranquille. J’échappe même à ces migraines terribles qui me martellent le crâne si souvent. Puis, je rentre à la maison, et, je ne sais trop comment, entre le moment où j’arrive chez moi et celui où je vais me coucher, il y a quelque chose qui vient tout gâcher. A chaque fois. En tout cas j’ai l’impression que ça arrive à chaque fois.