LA RUCHE DES ABEILLES

Le scandale qu’il a provoqué au XVIIIème siècle ne s’est pas encore dissipé sur Bernard de Mandeville, condamné en 1723 pour avoir publié sa fameuse Fable des Abeilles. Mandeville ? Personne ne connaît son nom, et ses écrits dorment dans l’enfer des bibliothèques.

Cette Fable des Abeilles, une parabole de la vie sociale. La ruche est riche et florissante aussi longtemps que les abeilles ne se convertissent pas au Bien généralisé, à l’épargne ni au bon sentiment. Elle prospère tant que le bien commun n’est pas au centre de leurs préoccupations et aussi longtemps que l’égoïsme l’emporte sur le sens du partage. Les vices des particuliers contribuent à la félicité publique. Mais sitôt que les abeilles s’assagissent, deviennent économes, honnêtes et vertueuses, la prospérité s’effondre et la richesse périclite. Auparavant, les vices s’étalaient au vu de tous. Les règles changèrent et c’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’ingéniosité, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les hypocrisies de la vie. A mesure que le luxe et la vanité diminuent, plus personne ne chercha la nouveauté et on n’ambitionna plus rien. La leçon de la fable est claire : il existe pour l’homme une incompatibilité entre la probité et la prospérité ; la vertu conduit à l’infortune.

Pour l’avoir écrit et sans doute pensé, Mandeville s’est attiré beaucoup d’ennuis et de solides ennemis. Forcément : il dénonce les mobiles inavouables qui se cachent le plus souvent derrière la prétendue morale, il arrache les masques du consensus mou, il fustige les adeptes du trémolo émotionnel ! En 1724, il aggrave d’ailleurs son cas en défendant les bordels et en se faisant l’apologue des maisons de joie.

Ennemi du politiquement correct avant la lettre, pourfendeur des ligues de vertus et des assermentés du bien, Mandeville aurait fait merveille en notre siècle où toutes les guerres se déroulent après la bataille et où les bien-pensants du rappel à l’ordre mettent une énergie folle à défendre des évidences ! Il se serait fait lyncher sur la place médiatique au nom du progressisme, du bien commun et des principes moraux.

« Je me demande, dit un des personnages de Dostoïevski, qui nous devons remercier pour avoir si habilement travaillé les esprits, que personne n’a plus une seule idée à soi. » Je crois qu’on pourrait répondre si on cherchait bien du côté de ceux qui ont avantage à pareillement essorer les cerveaux au nom de la morale.