Les livres de mars 2008

Premières lignes de Quelqu’un (1965) de Robert Pinget

Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. Il parait que c’est partout la même chose, dans toutes les maisons, dans tous les ménages. Alors il faudrait supprimer les bonnes ou les femmes. Moi je m’en passerais. J’ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n’est pas compliqué et le reste ça n’existe pas. Il n’y a que le travail qui compte. C’est vrai ça, se laisser emmerder toute la vie par des personnes qui mettent en ordre vos papiers. Il aurait fallu que je m’arrange autrement mais voilà, on est embringué dans l’existence, on ne sait pas seulement comment. Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un inintérêt, d’un plat. A se demander si c’est vrai. A croire qu’on ne choisit pas. Moi il y a longtemps que je le sais qu’on ne choisit pas mais il y a des gens pour vous dire que si, qu’on est responsable, qu’on est libre, un tas de foutaises.
Premières lignes de Le Faiseur de pluie (1961) de Saul
Bellow

Qu’est-ce qui m’a poussé à faire ce voyage en Afrique? Il n’y a pas d’explication toute prête. Les choses n’ont cessé d’empirer, d’empirer encore, et elles n’ont pas tardé à devenir trop compliquées.
Lorsque je pense à l’état dans lequel j’étais à cinquante-cinq ans, quand j’ai pris mon billet, tout n’est que chagrins. Les faits commencent à m’assaillir et bientôt j’ai l’impression d’avoir la poitrine dans un étau. Une cavalcade désordonnée commence: mes parents, mes femmes, mes filles, mes enfants, ma ferme, mes bêtes, mes habitudes, mon argent, mes leçons de musique, mon alcoolisme, mes préjugés, ma brutalité, mes dents, mon visage, mon âme! J’ai envie de crier: « Non, non, allez-vous-en, maudits, laissez-moi tranquille! » Mais comment pourraient-ils me laisser tranquille? Ils m’appartiennent. Ils sont à moi. Et ils me harcellent de tous côtés. Cela tourne au chaos.
Premières lignes de La Méprise (1939) de Vladimir
Nabokov

Si je n’étais parfaitement sûr de mon talent d’écrivain et de ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce et une vivacité suprêmes… Ainsi, plus ou moins, avais-je pensé commencer mon récit. Plus loin, j’aurais attiré l’attention du lecteur sur le fait que, si je n’avais eu en moi ce talent, cette habileté, etc., non seulement je me serais abstenu de décrire certains événements récents, mais encore il n’y aurait rien eu à décrire car, gentil lecteur, rien du tout ne serait arrivé. Stupide peut-être, mais du moins clair! Le don de pénétrer les artifices de la vie, une disposition innée au constant exercice du génie créateur pouvaient seuls me rendre capable… Parvenu à ce point, j’aurais comparé au poète ou au comédien le violateur de cette loi qui fait tant d’histoires pour un peu de sang répandu. Mais, comme disait mon pauvre ami gaucher: la spéculation philosophique est l’invention des riches. Qu’elle soit maudite!
Premières lignes de La Fin d’un primitif (1956) de Chester
Himes

Le doux tic tac de la pendulette dorée, sur la table de nuit, grignotait le silence de la petite chambre plongée dans l’obscurité. Dans le lit trop large pour une seule personne et trop étroit pour deux, une femme étendit d’un geste hésitant son bras charnu sur le drap bleu clair comme pour chercher quelque chose auprès d’elle. Le bras ne rencontra rien. La femme se raidit, soupira imperceptiblement et son corps nu se glaça sous les deux amples couvertures. La panique aveugle qu’elle éprouvait toujours en se trouvant seule au réveil la bouleversait.
Le sentiment de sa solitude la terrifiait surtout quand il se présentait à sa conscience comme première réalisation de la journée. Ce n’était pas seulement l’impression d’être toute seule, car on peut se sentir esseulée dans les bras d’un amant, auprès d’un époux, au milieu de la foule. Elle s’était toujours sentie un peu seule avec Ronny pendant leurs dix ans de vie conjugale.