Douze Chroniques tendres des jours qui passent

1. Mon père

C’est aujourd’hui, mon père, le jour de votre nom, vous, mort depuis tant d’années. Je vous revois, vous vous tenez au coin de mon bureau, un sourire qui ne s’épanouit pas court sur vos lèvres tandis que je tape sur le clavier. Je vous observe. Jamais je ne vous ai aussi bien vu que depuis que vous êtes parti. Je revois votre silhouette à la table du jardin ; à votre habitude, vous lisez un vieux livre de loi. Il fait beau. C’est l’été, la saison du Valais, les jours qui n’en finissent plus, le chant de notre Rhône. Pour guider votre réflexion, vos yeux de diamant bleu suivent au loin le contour des montagnes ; on ne voit que ces yeux dans votre visage brun. Comme il est difficile parfois d’immobiliser le visage des êtres à qui nous relie quelque chose d’essentiel !

2. Allez voir mes voisins !

A deux pas de chez moi, vivent des gens formidables ! Ce sont mes voisins, je les aime bien d’autant qu’on leur donnerait le Bon Dieu sans confession : ils sont toujours du côté du plus faible, défendent la veuve et l’orphelin, militent pour que l’Etat ne soit pas trop pingre avec les défavorisés, votent à gauche parce qu’ils ressentent réellement la misère du monde, pleurent beaucoup lorsqu’ils apprennent qu’une injustice a lieu dans le monde. Régulièrement, ils montent à l’assaut pour soutenir des causes difficiles et justes ; tiers-mondistes dans l’âme et dans le cœur, ils s’indignent qu’on puisse pester contre les indignés et votent en faveur de la suppression des notes à l’école parce qu’ils ont un sens aigu de l’égalité des chances.

Allez voir mes voisins ! Ils sont « tolérants », « positifs », exhortent au « respect des autres », s’engagent en faveur des peuples opprimés de l’autre côté de la terre, et ne se résignent que péniblement à vivre dans une société qui a fait de la fracture sociale sa règle principale. Ils ne comprennent pas qu’on puisse interdire dans nos rues l’industrie de la mendicité parce qu’il y a tant de misère dans ce monde individualiste à l’extrême. D’ailleurs, ils se promènent en bermudas et en tongs, en signe de solidarité indéfectible avec la simplicité de vivre ; sur leur T-shirt est imprimée une feuille de cannabis ou la tête du Ché avec, au sommet du béret, une étoile décolorée par les lavages. Ils ne plaisantent pas avec la Révolution. Allez voir mes voisins, ils n’admettent plus qu’on ruse avec les valeurs humaines !

Il est aisé de les trouver, ils habitent juste là, dans la villa en face de chez moi, celle avec la piscine. Ils ont intrigué pour que leurs enfants suivent les meilleures filières et obtiennent des postes intéressants ; ils roulent dans une voiture de marque et possèdent un vélo léger à trois plateaux ; ils passent leurs vacances à la montagne ou à la mer selon la saison, ont un chien qui agite la queue quand on le regarde mais aboie lorsque vous vous approchez de la barrière. Ils protégent la planète grâce aux factures électroniques pour leur Golden Card. Allez voir mes voisins, ils gagnent bien leur vie et vous expliqueront comment faire pour soustraire au fisc une partie de leurs revenus, pour obtenir de la commune qu’elle dégage leur chemin privé, pour que les terres agricoles qui bordent leur propriété ne soient pas utilisées bruyamment. Ils organisent de petites réceptions sans chichi, savent se placer, user de la compétence des autres pour en tirer profit. Le monde est si difficile, et les pauvres tellement livrés à eux-mêmes !

Allez voir mes voisins, ce sont des gens de gauche, leur importance sociale est considérable, et je les aime bien !

3. Vous reprendrez bien un peu de dessert ?

Faisant fi de tout vaporeux diététique, c’est l’injonction rituelle qu’on adresse aux invités. Qui n’osent pas refuser, bien sûr. Vous en reprendrez « bien » ? Oui, un peu de dessert ! Vous pensez ! Pour la gourmandise, on en reprend volontiers. Mais voilà, tout est dans ce « bien ». C’est ce « bien » qui compte, qui intimide, qui découvre son pouvoir d’affirmer sans s’imposer. Sans appétit, on lui cède presque soulagé, mais confus.

La table est dressée dans le jardin, à l’ombre des grands arbres. C’est une table pour causer, rien de mal ne peut donc nous arriver. Il fait encore chaud, voilà la fin du mois d’août. La lumière semble dormir mais l’été a tourné ; on le perçoit à quelque chose dans l’air de plus léger, à l’odeur suave qui monte de la tiédeur de l’ombre et à ce rien du feuillage qui jaunit. On est abouché à la rentrée. Au bout de la table, les enfants discutent gravement de leurs craintes ou de leurs souhaits d’avoir tel ou tel prof. On entend le choc de la cuiller dans les coupelles joufflues qu’on recharge de dessert. On sent que c’est la fin et que tout recommence : la fin du repas, la fin des vacances, la fin du jardin rempli d’invités, la fin des jours longs et tranquilles. On est déjà sur l’autre versant des choses, celui où l’idée du dessert compte autant que le goût.

Sur la nappe, les verres sont vides, les plats sont desservis, quelques reliefs de pain ça et là, seules les soucoupes feutrées du dessert passent de mains en mains. C’est juste avant le café ; c’est le moment où l’on est seul, entre deux périodes, entre deux contraintes. Car on se rend compte que l’été n’est pas là éternellement. La vie fait son film.

Il y a toujours quelqu’un pour dire en allumant la cigarette longtemps différée : « Moi, voyez-vous, je n’attends plus rien de cette rentrée politique. »

C’est immuable et rassurant, mais ce n’est pas si facile, après le dessert, de relancer la discussion politique. Les enfants s’en vont avec une sorte d’inquiétude chagrine, de crainte d’être associés à ce qui les fait bâiller. Quelques propos s’échangent sans conviction, la discussion ne « prend » pas, les paroles s’espacent, d’autant qu’une amie, très chère et très objective dans tous ses jugements, vient de proposer une promenade de digestion. Ah ! La balade de digestion, presque plus rassurante encore ! L’enchantement finissait par inquiéter.

Il y a des jours où l’on reprendrait « bien » un peu de dessert, n’est-ce pas ?

4. Nos amis sur FaceBook

Comme ils sont multiples nos principaux amis !

– Les hautains
Ils n’aiment que leurs propres publications, éventuellement celles d’un ami proche, mais en aucun cas ils n’en apprécient une autre. On les soupçonnerait d’admiration, faute impardonnable. Ce sont des sarments rugueux.
– Les joueurs
Peu importe le sujet, il faut jouer son rôle, celui qu’on s’est attribué dès sa naissance facebookienne, et qu’on a peaufiné au fil des jours. La langue est châtiée, la phrase étudiée et même sur les photos, chaque pose délivre le juste message, calibré, parfait.
– Les claniques
Ils approuvent exclusivement le profil des leurs. Toujours très engagés, il est hors de question d’aimer ce qu’un membre d’un autre parti publie. Eventuellement, on peut porter aux nues la photographie, mauvaise, floue, et complètement ratée d’un illustre inconnu, histoire de montrer qu’on est ouvert (ça sert toujours en période électorale) et d’autant que cela manifeste sa solidarité avec les faibles (ça fait toujours pleurer dans les chaumières).
– Les rageurs
Hors de question de ne pas avoir le dernier mot dans quelque sujet que ce soit. Il s’agit de ne laisser de place à personne, car il en va de son honneur médiatique. Plutôt effacer le profil en cours plutôt que de paraître y perdre la face.
– Les tricheurs
Ils ne sont pas ce qu’ils disent être. Ce n’est pas leur photo, ni leurs propos. Leur but est soit d’agacer, soit de provoquer, soit de draguer, mais jamais d’être courageux.
– Les pros
But : faire de la promotion. Il s’agit de drainer, comme dans un entonnoir, les auditeurs, spectateurs ou acheteurs potentiels. Ils ne font pas vraiment partie de la communauté FB, et se contentent de brèves apparitions, fulgurantes, et toujours en relation avec un intérêt personnel.
– Les humoristes
Ne pas trouver le bon mot, le jeu de mots, la contrepèterie qui fait rire les met dans un état proche de la dépression. Ils préfèrent ne pas écrire plutôt que de risquer de passer pour des gens sérieux.
– Les félinophiles
Très nombreux, ils craquent pour toutes les photographies de chats ou de petits tigres, « trop mignons ».
– Les miévreux
Deux registres seulement chez les miévreux : d’une part la photographie sirupeuse sortie d’une bonbonnière ; de l’autre la phrase définitive, gravée sur un tableau. Thème de prédilection : l’amour.
– Les cultureux
Rien ne vaut un bout de poème, de chanson, de discours, un fragment tronqué juste pour tester si les autres sont capables d’apprécier. Toujours au second degrés, les cultureux sont redoutables.

Certains partagent plusieurs caractéristiques et se cantonnent rarement à une seule. FB, une vaste scène aux cent actes multiples, un monde en soie ?

5. Mangez pendant que c’est chaud !

La maîtresse de maison prépare, sur assiette, le repas que les invités attendent à table. Elle a bien organisé son coup durant l’après-midi, tout est prêt ; et maintenant que c’est l’heure, il faut y aller. Les assiettes, de vrais tableaux, arrivent une à une. On vient vous les déposer délicatement entre la fourchette et le couteau, à la place exacte qui semble les attendre. Chacun s’extasie, on mange d’abord des yeux, encore ébaubis que toutes ces bonnes choses soient pour vous. Alors, la petite phrase rituelle : « Il faut manger pendant que c’est chaud ! »

On aurait voulu manger « pendant » que les autres mangent, c’est à dire en même temps qu’eux, mais voilà, une menace sourde plane sur la tablée, quelque chose à la fois de léger et d’inéluctable contre laquelle impossible de faire rempart : le temps qui passe. Trompant donc notre projet initial, une autre synchronie s’impose. Il faut se résigner à manger chaud, tout seul d’abord, puis progressivement accompagné, ou alors, catastrophe, vous mangerez froid avec toute la tablée.

Vous hésitez, vous vous défendez de faire passer votre gourmandise avant votre courtoisie. On va attendre un peu ! En tout cas la deuxième, voire la troisième assiette. Germe en vous l’idée qu’on peut trouver une contrepartie : vous évaluez le temps entre chaque arrivée d’assiette, et selon vos calculs vous savez qu’il doit exister un point d’équilibre entre ceux qui mangeront chaud et ceux qui mangeront pas tout à fait froid. Le coup est jouable. Vous l’envisagez sérieusement.

Mais la maîtresse de maison réapparaît avec le quatrième arrivage et elle vous lance une fois encore, insistante, presque autoritaire : « Je vous en prie ! N’attendez pas ! Ca va refroidir ! » Comme il reste encore sept convives à servir, elle a peut-être raison. Alors, toujours poli et soucieux de respecter la consigne, vous soulevez lentement la fourchette et là, un autre doute vous terrasse : vous n’allez tout le même pas mettre de la pagaille dans tant d’art, tout seul, alors que les autres convives ont les yeux braqués sur chacun de vos gestes !

Mais peu importe au fond, c’est la petite phrase qui compte. On l’attend, elle vient comme un refrain, cette ritournelle de l’amitié : « Il faut manger pendant que c’est chaud ! » Cette injonction qui prend à contre-pied la certitude d’une vie promise à refroidir continuellement est de celles qui scellent la convivialité autour d’une bonne table. C’est la phrase même de l’affection.

Le maître de maison, devenu échanson, arrive alors avec la bouteille. L’ambroisie pourpre coule dans les verres, et là au moins on sait qu’on ne va pas devoir boire avant les autres.

 

6. La Sentinelle

On trouve cette historiette dans le « Procès » de Kafka : un homme de la campagne se présente devant la Sentinelle qui garde l’entrée de la Loi. Il sollicite la permission d’y pénétrer mais la Sentinelle lui répond qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme insiste puis obtempère et demande s’il pourra y pénétrer plus tard. C’est possible, lui répond-on en lui désignant un banc où s’asseoir. L’homme hésite à prendre place, il se penche pour observer ce qui se passe derrière la porte entre-ouverte de la Loi. Il pense que la Loi est pour tous. La Sentinelle l’observe et lui dit en riant que s’il tente de passer outre à sa défense, à supposer qu’il parvienne à l’éliminer, il rencontrera derrière la porte d’autres sentinelles bien plus puissantes qu’elle. Et ainsi dans tous les couloirs. Découragé, l’homme s’en va prendre place sur son banc.

Il attend, il s’ennuie, il n’a rien à faire et, parfois, il échange quelques banalités d’usage avec la Sentinelle qui lui répond froidement. Les mois passent, les années. L’homme assis tente parfois de soudoyer la Sentinelle qui se montre inflexible. Le paysan ne la quitte pas des yeux, il la connaît jusqu’au moindre détail. Il oublie même l’existence des autres gardiens et il lui semble que cette Sentinelle, là devant lui, soit le seul gardien de la Loi. Finalement, sa vue s’affaiblit, son ouïe se durcit, il arrive au seuil de sa vie et une question surgit : comment se fait-il que depuis si longtemps personne d’autre que moi ne se soit présenté pour entrer ? Se penchant alors vers son oreille pour qu’il l’entende bien, la Sentinelle lui répond : personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi.

À la porte de ce qui est beau, chacun aperçoit, granitique, une sentinelle qui l’empêche d’y accéder, mais cet obstacle n’est pas celui qu’un autre aurait interposé entre soi et le monde auquel on aspire, il est placé à ce poste par nous-mêmes en raison de la crainte que nous éprouvons à surmonter la difficulté. Souvent nos jeunes ne parviennent pas à comprend un texte pourtant simple, ils peinent à la lecture, ils n’osent pas lutter contre leur sentinelle intérieure, se jugent trop faibles et abandonnent leur prétention à accéder au monde interdit parce que trop bien gardé. Leur murmurer alors à l’oreille, individuellement : cette entrée, en somme, n’est faite que pour toi.

7. Tu n’as pas de volonté !

C’est le reproche habituel qu’adressent les parents : « Mais enfin ! tu n’as pas de volonté ! » Cesser de fumer, renoncer à arriver en retard, se plier à la régularité, ne pas manger entre les repas, rester ferme dans l’adversité, faire face, bref, la liste des activités volontaires est infinie. Et le reproche invariant. Seulement voilà : avoir de la volonté, est-ce une question de volonté ? Si c’est le cas, nulle chance, semble-t-il, de s’en sortir pour ceux qui en manquent !

Si on sait à peu près comment former l’intelligence, on se trouve plutôt démuni dès qu’il s’agit d’éduquer la volonté. L’école, avant qu’elle décide d’abandonner sa mission, était fort capable de développer la faculté intellectuelle des jeunes. Mais ce n’est pas avec des mots qu’on parvient à affermir la volonté. Il semble que ce soit plutôt par l’exemple. Le rôle de l’imitation n’est pas négligeable dans ce genre d’apprentissage : c’est grâce à un modèle mimétique qu’on raffermit sa volonté.

Mais le plus important peut-être dans cette éducation complexe est de savoir distinguer le moment où vouloir est efficace de celui où la volonté risque d’être un obstacle. Rien ne sert, par exemple, de vouloir dormir lorsqu’on peine à trouver le sommeil. On ne peut pas lutter par la volonté contre l’insomnie ! Il est préférable de se laisser dépasser par l’événement, de ne pas résister, et d’attendre que les choses se diluent. Ainsi donc, il vaut mieux vouloir au bon moment que vouloir à tout instant ; la « bonne » volonté est celle qui arrive à point nommé, et cette élection du moment propice, cette saisie de l’occasion, est plus une question d’intelligence que de volonté.

8. L’art de se taire

Devant un public suspendu à ses lèvres, l’orateur n’en finit pas de passionner la foule par les histoires qu’il raconte. La salle, accrochée, ne perd pas un mot tant la mise en scène est fascinante et l’homme habile à séduire. Soudain il sent dans son ventre comme une sorte de picotement, un peu ce qu’on ressent lorsque l’appétit s’ouvre en nous. Sans s’inquiéter de ce léger dérangement, il avale sa salive et poursuit le fil de sa narration. Peu après, il constate que la ceinture de son pantalon flotte et qu’elle est soudain trop large pour sa taille. Il continue à parler sans discontinuer jusqu’à ce que sa cravate enserre un col de chemise trop ample. Il se rend alors compte qu’il perd de sa substance à mesure qu’il parle et, pour juguler son malaise, il parle, et encore et plus vite. Si bien qu’il se rapetisse à vue d’œil. Il se transforme sur scène en un squelette famélique que n’habille plus qu’un peu de chair. Mais il parle encore et se vide de lui-même.

Ce malheureux orateur, rompu à l’art de la rhétorique, ignorait sans doute l’art, beaucoup plus rare, de faire parler le silence. « On ne doit cesser de se taire que lorsqu’on a quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence », conseille l’Abbé Dinouart dans son fameux essai de 1771, L’Art de se taire. La fureur de parler s’est emparée du monde, comme dans une sorte de délire. L’homme ne se possède que dans le silence, il se concentre grâce à lui. Hors de là, il semble se répandre, pour ainsi dire, hors de lui-même, et se dissiper par le discours. Autrui le happe.

Or il y a un temps pour se taire comme il y a un temps pour parler. Mais le silence ainsi conçu est fort différent du simple mutisme. Faire silence n’est pas ne rien avoir à dire, ni se claquemurer dans l’ignorance. Le temps du silence n’équivaut à une absence d’opinion. Au contraire : l’art du silence est un art du visage, et le visage de l’homme parle, il participe à la rhétorique, mais si cette action est muette pour les oreilles, elle est parlante pour les yeux. C’est l’art du mime et de son éloquence muette toute faite de retenue. Car l’Art de se taire est un appel à la réserve, cette vertu où prime la soustraction. Il s’agit de combattre l’excès et donc d’inviter à une réflexion sur l’hystérisation du langage.

Et l’Abbé Dinouart de distinguer plusieurs espèces de silence : le silence prudent et le silence artificieux, complaisant ou moqueur, d’approbation ou de mépris, le silence politique ou d’humeur, voire de caprice, le silence stupide ou de colère. C’est cette subtile palette de variation qui distingue l’homme de l’animal, car l’animal aussi se tait.

Puisque le prudent Abbé affirme la supériorité du silence sur la parole pour la possession de soi, je vais en ce dimanche pluvieux suivre ce conseil avisé. Il est inutile d’écrire trop longuement et je laisse à la fin de ma chronique quelques lignes… de silence.
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9. Dimanche après-midi

Je n’aime pas les dimanches après-midi. Le sentiment d’un vide où de l’attente d’une catastrophe qui n’arrive pas. On est comme au bord de l’abîme, mais rien ne se passe. C’est comme un bateau tendu vers le large qui va s’élancer mais demeure immobile. Et si, pour aggraver le désamour, il se met à pleuvoir, j’ai le sentiment que la flèche de Zénon reste suspendue dans l’air et qu’aucun mouvement ne se produira sur sa trajectoire interrompue. La voilà enlisée et rien ne l’arrachera à sa glu.

Cruel Zénon ! Le don de clairvoyance paraît chez lui associé à son idée de l’illusion de tout changement. Autour de nous, rien ne bouge en fait ; la distribution des ombres, des couleurs et des lumières est un faux-semblant ; rien ne se meut dans le monde, et le dimanche après-midi pluvieux vient l’attester.

Alors, assez machinalement, je prends un livre dans ma bibliothèque et je l’ouvre un peu au hasard. Je feuillette, je cherche une page où mon œil s’arrête. Je commence à lire et, tout de suite, ce qui me frappe est le rythme de la phrase. Mes livres sont comme des cartes où le lecteur a parfois du mal à trouver son chemin. Mais quand, suivant le rythme de l’écriture, on découvre une lueur dans la brume, quel bonheur !

Inutile de se divertir devant la télévision lorsqu’il pleut le dimanche après-midi, il vaut mieux se faire explorateur de l’espace intérieur en voguant sur le rythme des phrases écrites. La libération par le rythme est ce que tant de civilisations fortes avaient affirmé avant que nous ne fassions de la niaiserie notre principale occupation.

Il pleut contre la vitre maintenant, et le piano répond au théâtre des ombres. Voici qu’une sorte de stéréophonie réorganise l’espace. Je lis et j’entends la voix profonde de la langue, ce qui fait qu’il existe de la littérature, ce qui chante dans le chant. Après tout, c’est dimanche après-midi, que vouloir de plus que cette affirmation de Jules Renard qui me trotte à présent dans la tête : « Le métier des lettres est tout de même le seul où on puisse sans ridicule ne pas gagner d’argent » ?

« Sans ridicule », c’est le mot.

10. Monsieur Georges

Ce soir, j’écoute Brassens. V’là tout à l’heure cinquante ans d’bonheur, M’sieur Georges !

Brassens n’est pas moderne comme certains l’ont écrit, il est présent ; lui qui dans la bataille des Anciens et des Modernes, s’était rangé du bon côté, celui des Anciens ; qui assurait que sans le latin, la messe nous emmerde ; lui qui pensait que la musique qui marche au pas ne le regardait pas ; que le professeur Nimbus avait chassé les dieux du firmament ; qui avait de la tendresse pour les petits tapins de l’Opéra, et qui était capable d’écluser un deuxième magnum avec la veuve d’un ami. Plusieurs chanteurs au talent limité lui rendent hommage en susurrant des airs qu’ils parviennent à dénaturer. Il ne suffit pas d’emprunter les textes et les musiques de Monsieur Georges pour faire sensation. Il en faut un peu plus dans sa besace, notamment le courage de s’éloigner du sens de l’opportunité. La nullité chez eux le dispute au manque de goût car Brassens c’est tout autre chose que cette médiocrité en mal de reconnaissance.

Les copains d’abord ! Autour de Brassens comment ne pas évoquer les amis ? Lino Ventura, Raymond Devos, tant de talents aujourd’hui disparus ont gravité autour de l’univers de Brassens. Ont gravité et y ont aussi pénétré. Car ce qui caractérise un chanteur comme Brassens, Brel, Bécaud, Barbara ou Ferré, c’est avant tout un univers immédiatement repérable, qu’ils savent recréer en une seule chanson. Et c’est toujours le même univers personnel, certes, mais déjà universel. La capacité d’écrire une petite histoire fictive au service de laquelle se met la musique. Cette poésie a ceci de particulier qu’elle a su prendre la tessiture d’une voix, et qu’elle est tellement chevillée à cette voix que tout autre qui s’y mêle prend le risque de déplaire.

Les personnages de Brassens ont fini, comme ceux des vrais écrivains, par jouir d’une sorte d’autonomie. Ils sont là, ils nous côtoient. L’Auvergnat, le vieux Léon, la Jeanne, Bécassine, Margot, Hélène, l’Eclusier, tant d’autres encore nous ont accompagnés. Il vivent dans nos mémoires avec cette force que seuls les poètes savent donner à leurs créatures.

Et le reste, tout le reste, n’est que littérature.

11. Homais est de retour

À la fin de « Madame Bovary », Homais, le pharmacien devenu journaliste, réussit à faire condamner à la réclusion perpétuelle un vagabond aveugle qui lui faisait de l’ombre, disait-il. Il lui fallut un peu de temps, bien des calculs, une forte dose de détermination, mais il y parvint. « Ce succès l’enhardit ; et dès lors il n’y eut plus dans l’arrondissement un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont aussitôt il ne fit part au public, toujours guidé par l’amour du progrès et la haine des prêtres. »

La tradition littéraire a fait de Homais le prototype même du crétin scientiste du XIXème siècle. Il est aussi, et peut-être surtout, l’archétype ridicule prédit par Flaubert de l’homme néo-moderne du XXIème siècle qui, mû par sa haine des prêtres et sa confiance bornée en l’idéologie, se mêle de tout, dénonce chacun préventivement, et veut étendre à tous sa vision étroite de la vie vertueuse et saine, qu’en tant que pharmacien il a imaginée et qu’en tant que journaliste il pense promouvoir.

Homais, c’est une ligue de vertu à lui tout seul, c’est le principe d’ingérence érigé en devoir, un censeur qui a pris le maquis, et c’est au nom du progrès – on dirait aujourd’hui, du monde « qui bouge » – qu’il pense pouvoir dicter sa morale étroite et délatrice à tout ce qui respire. C’est le condensé du monde moderne qui dénonce, pétitionne, contrôle, légifère, manifeste, lutte, combat, réclame, rouspète, exige, vitupère, invective, fulmine contre tout ce qui n’est pas conforme et tout ce qui n’entre pas dans le moule néo-moderne. Bref, c’est le porte-parole des nouvelles « exigences citoyennes ». Existe-t-il de nos jours quelque chose de plus hallucinatoirement consensuel que l’exigence citoyenne ?

J’ai la nostalgie d’une époque où on pouvait s’exprimer dans un débat public sans être traité de facho sitôt qu’on s’écarte de la « doxa », celle où l’on pouvait ne pas être d’accord, marcher sur des chemins de traverses, vagabonder sans prétention sur les routes du canton, où l’on pouvait simplement vivre sans rencontrer à tous les tournants les vigiles « citoyens » qui entendent assainir la vie des autres et pensent qu’il faut soigner qui n’est pas dans le moule. Mais les Homais veillent au grain.

Homais est dans nos rues, je viens de le croiser.

12. Les bords de route

Lorsqu’on fait la longue route à moto, on a le sentiment de vivre plus intensément le voyage. Le temps et l’espace semblent compressés, et les choses apparaissent sous une lumière plus vraie. En effet, contrairement à la voiture où prime l’intérieur de l’habitacle, la moto privilégie l’extérieur. La voiture permet de transporter avec soi son monde et ses préoccupations sans obligation d’en sortir ; la moto oblige l’esprit à veiller plus attentivement à ce qui l’entoure. L’air, les intempéries, les odeurs, la proximité du bitume, tout favorise un type d’attention assez étranger aux conducteurs de quatre-roues. On est chez-soi en voiture ; on est hors de soi à moto.

Aussi, les endroits mornes et profanes de la périphérie des grandes villes révèlent-ils au motard leur vacuité profonde qu’ils cachent le plus souvent au conducteur de voiture. L’infinie parade marchande des affiches, les enseignes, les enfilades de tubes fluorescents des néons, les chaînes de restaurants fast-food, les supermarchés avec zone de lavage pour voitures, les entrepôts, les interminables parkings, les magasins de meubles bon marché, les slogans accrocheurs, tout annonce que c’est là qu’on a dressé le temple de la misère culturelle. La rédemption par la barbarie marchande, en somme ; la sanctification garantie par l’achat ! Nous sommes en présence d’une mystique de la banalité.

Ces espaces tristes de plastique et de tôle, ces zones sans âme attirent le jour une grande partie de nos contemporains, et deviennent, la nuit, l’envers du monde quotidien. Après le crépuscule, c’est le désert ; et les panonceaux sous des réverbères avares s’agitent en vain. La chaleur s’évapore avec le soir ; la nuit tourne, rapide. Sur le pont de l’autoroute, deux ou trois camions roulent encore. Ici, il n’y a personne à part quelques dealers en quête d’acheteurs, fidèles au poste qu’il pleuve ou qu’il vente, et devant lesquels s’arrête parfois une voiture qui ne coupe pas son moteur, avant de repartir en trombe. C’est ici que la confrérie des bagnards volontaires pense découvrir, au fond d’une seringue, les mystères de l’univers.

Il existe, cependant, une sorte de poésie à cette vacuité banale de la zone : très matin, alors que l’aube tarde à pointer, un couple âgé de vagabonds, sans jamais rien se dire, s’échine, un cornet de plastique à la main, à fouiller les poubelles avant que ne passent les éboueurs, les vrais, dans leur combinaison orange.