Je porte plainte donc je suis

La plainte a été de tout temps et dans toutes les civilisations avancées le moyen de demander à la justice de rendre raison lorsqu’on s’estime lésé dans ses intérêts. Cette activité historiquement assez ponctuelle est devenue ces dernières années une occupation à plein temps. « Je porte plainte donc je suis » : credo de l’homme néo-moderne, qui s’est peu à peu métamorphosé de porte-plaintes occasionnel en porte-plaintes à répétition !

La plainte ainsi brandie à tout bout de champ, comme le carton rouge de l’arbitre, est un instrument à la fois dissuasif et offensif. Il menace ou criminalise tout ce qui déplaît ; il demande réparation pour tout ce qu’il a identifié comme déplaisant. Le porte-plaintes est un pénalophile qui trouve toujours des circonstances lui permettant d’entrer en action, et au besoin il les invente. C’est ici un mot prétendument mal tourné, là une phrase un peu ambiguë qui ment éhontément, ailleurs une circonstance heurtant son sens individuel de la justice et considérée comme une insulte ; tout fait miel, tout entre en son projet et y trouve à jouer un rôle offensant dont il faut demander réparation sur-le-champ. Le langage éveille particulièrement l’indignation du porte-plaintes : les phrases sont le plus souvent les refuges de la liberté de penser qui, comme chacun le sait à l’aube ce troisième millénaire, sont incompréhensiblement mâtinées de mensonges, de caricatures, d’insultes, de nuances diffamantes, voire parfois de sexisme. Le porte-plaintes est citoyen, et c’est drapé de cette toge qu’il entend s’indigner des offenses langagières à répétition dont il se sait l’objet.

Mais lui-même ne se prive pas de ce qu’il reproche. Regardez-le : il pavane comme un coq l’ergot levé, le regard suspicieux, la crête dressée, le verbe haut. A son apparition, tous frémissent, les bouches confuses tremblent déjà de murmures de repentance. Le porte-plaintes tire une partie de sa raison de vivre de la crainte qu’il inspire. Il parvient à réaliser l’exploit d’incarner à la fois l’idéologie dominante tout en hurlant que c’est lui qu’on méprise et qu’on attaque injustement. Il est la victime devenu le porte-parole de la nouvelle innocence intégrale.

Dom Juan, le héros de Molière, dans son fameux éloge de l’hypocrisie, « vice à la mode », explique comment il faut en user : se faire soi-même hypocrite dans un monde d’hypocrites c’est se garantir l’impunité parce que les autres ont peur puisqu’ils jouent le même jeu et en savent l’efficacité. Tout vice à la mode passe donc pour vertu. Dans l’ère du porte-plaintes où chacun se sait un porte-plaintes potentiel, il ne faut pas trop en demander ni faire le fiérot, parce qu’alors la menace fuse comme une roquette : « Lorsque j’entends bruisser la vie du langage, je sors mon porte-plaintes » ! Tenez-vous-le pour dit !


Tribune de Genève, le 2 novembre 2013