« J’aime par-dessus tout photographier les visages des gens que je rencontre. J’en ai un plein grenier, tout encombré de bustes et de regards. Non que le visage puisse permettre de voir l’intériorité des êtres ni qu’il soit un indice fiable de la vie spirituelle. Je ne crois pas du tout qu’il serait possible de lire sur la face humaine les replis de l’âme individuelle, mais – Emmanuel Lévinas me l’a enseigné lorsque je suivais ses cours à Fribourg – le visage laisse apparaître la vulnérabilité de chacun. Il n’est certes pas besoin de le photographier pour s’en rendre compte. Mais le cliché fige l’instant et on peut y revenir plus tard ou à un moment plus favorable. Le rôle social recouvre tout le corps qui se cache derrière le personnage qu’on joue ou qu’on est tenté de jouer, derrière les habits ou les poses, mais du corps qui se dérobe au regard ordinaire, seul le visage est nu, et fragile : meurtrir un visage qui nous fait face, c’est vouloir détruire l’humain dans l’homme. J’ai découvert très tôt que c’est sur ce fond de vulnérabilité du visage de l’autre que se dégage une force inquiète. Le visage de l’autre surpris à l’extérieur du rôle, parce qu’il exprime le plus souvent l’inquiétude d’être, donne à penser. Un visage nous invite à nous tenir droit. »
(Rejoindre l’horizon)