« C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il me faut dire maintenant,
Celui qui tant erra après que de Troie il eut fracassé les murailles,
Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut tant de peuples,
Celui qui sur les mers passa par tant d’angoisses. »
Or, pendant ce temps, le palais du divin Ulysse était rempli de jeunes princes insolents qui pressaient la femme du roi d’Ithaque, Pénélope la fidèle, de reprendre un époux. Depuis vingt ans, Ulysse était parti, depuis vingt ans sans nouvelles tous le pensaient mort, à l’exception de Pénélope qui ne pouvait s’y résoudre.
Elle avait espéré lasser les prétendants en leur déclarant qu’elle ne pourrait se marier avec l’un d’eux avant d’avoir mis un terme à un suaire destiné au père d’Ulysse. Mais elle défaisait la nuit ce qu’elle tissait le jour, et sa ruse fut démasquée. Courroucés de s’être laissé abuser, ils la pressèrent de faire un choix, lui fixant un délai. Heureusement, le voyage d’Ulysse touchait à sa fin.
Après la chute de Troie, Ulysse et ses douze bateaux cinglent vers Ithaque. Le navire de tête en aperçoit déjà les côtes espérées, mais une tempête se lève, et durant neuf longs jours les en éloignent. Les navires dérivent ; certains s’abîment dans la mer, d’autres se fracassent sur les récifs. Ceux qui restent quittent le monde connu, le monde des humains, pour commencer un périple de dix années dans un autre monde, celui des magiciennes, des monstres, des demi-dieux, des êtres nourris d’autre chose que de la saine nourriture grecque. Être un homme, c’est manger du pain et boire du vin, et c’est proposer cette nourriture-là aux hôtes qu’on reçoit chez soi. Ulysse va découvrir les multiples visages de l’inhumain.
Les Lotophages et Polyphème
Le dixième jour, la flottille échoue au pays des mangeurs de lotus, les Lotophages. Les habitants les accueillent avec douceur et affabilité. Ils leur donnent à déguster cette drogue au goût de miel qui leur fait oublier leur passé et leurs attaches, et les compagnons d’Ulysse, qui ont perdu tout jugement, veulent rester sur place. Là voilà, la terre promise, celle où la souffrance est à jamais bannie. Peu importe qui l’on est et où l’on va, le lotus envoûte ceux qui le servent, et les emprisonne dans un perpétuel présent. Ulysse doit entraîner de force ses compagnons en pleurs pour rejoindre les navires.
Mais un danger plus éprouvant les attend. Ils avancent sur une mer calme. L’horizon se ferme. On n’y voit rien. Un brouillard les enveloppe et, à la nuit, dans l’obscurité complète, ils abordent l’île des Cyclopes, ces géants sanguinaires pourvus d’un œil unique au milieu du front. Non loin de l’endroit où ils accostent, les gens d’Ithaque la douce découvrent une immense caverne qu’ils décident d’explorer. Ils y pénètrent à la recherche de vivres et ne sont pas longs à comprendre que celui qui y demeure est bien pourvu. Mais qui est-il ?
Arrive enfin, immense et colossal, poussant devant lui son troupeau de brebis, le Cyclope au front haut. Lorsqu’il aperçoit de petits hommes chez lui, le géant monoculaire rugit. Sa voix fait trembler les parois : « Qui êtes-vous pour oser ainsi pénétrer dans la maison de Polyphème ? » « Nous sommes des navigateurs échoués revenus de Troie, nous n’avons plus de bateau et demandons ton aide », répond Ulysse menteur mais moins terrorisé que ses compagnons. Polyphème le Cyclope n’en a cure, sa colère éclate. Il saisit un homme dans chacune de ses mains énormes et lui fracasse la tête contre le sol. Il se régale ensuite de ce monstrueux repas puis s’endort, repu et bien certain que personne ne serait à même de se mesurer à lui.
Le lendemain, Polyphème déjeune de deux autres compagnons. Puis, après avoir fait sortir ses brebis, il condamne l’entrée de la caverne en y roulant une pesante pierre qu’aucun autre que lui ne peut ébranler. Les prisonniers de la grotte tentent en vain de trouver une issue, les voilà réduits à la merci d’un monstre sanguinaire. Le soir venu, le géant revient, Ulysse tente de lui parler et de l’amadouer avec le vin moelleux qu’ils ont emporté avec eux. « Quel est ton nom ? » demande le géant. Ulysse l’avisé lui fait cette réponse : « Je m’appelle Personne. Oui, Outis, c’est ainsi que les gens me nomment. » « Je mangerai donc Personne en dernier puisqu’il me donne du vin. » Le géant cruel boit le vin, le trouve à son goût, dévore encore deux marins et du fromage de brebis. Puis, aviné, s’endort en ronflant.
Entre-temps, Ulysse a repéré dans un coin de la grotte un fort épieu d’olivier qu’il a taillé en pointe qu’il a fait durcir au feu. Tous ensemble, ils vrillent le pieu dans l’œil du Cyclope endormi, et le crèvent. Hurlement du monstre aveuglé qui se réveille. Le sang coule autour du bois brûlant. Le voici, lui aussi, livré à la nuit noire. À présent les chances sont égales, et le rusé Ulysse va en profiter.
Désespéré, Polyphème appelle ses amis à son secours. Mais qui t’a fait cela ? C’est Personne, oui, c’est Outis. Personne veut ma mort. Les autres le croient fou et s’en détourent.
L’aube rose, dans son berceau de brume, arrive enfin. Les bêtes impatientes se pressent pour sortir de l’antre. Polyphème doit leur ouvrir la porte, ôter la dalle de pierre. Il se met au travers du passage, fait circuler chaque animal entre ses jambes pour barrer la sortie à qui suivrait ses bêtes. Mais Ulysse et le reste de ses compagnons se sont agrippés à la laine épaisse des plus forts des béliers. Cachés par la toison, ils échappent à l’inspection du Cyclope qui tâte tous les dos. Ils peuvent s’enfuir jusqu’au bateau où le reste des marins, inquiet, les reçoit avec joie.
Ulysse crie alors au géant titubant : « Ce ne sont pas les compagnons d’un lâche que tu as mangés ! Celui qui t’a mutilé est le roi d’Ithaque, Ulysse, le fils de Laërte, le saccageur de cités. Car ce châtiment est tombé sur toi puisque tu n’as pas craint de dévorer tes hôtes. Ce sont les dieux qui t’ont puni. »
Rendu fou de rage par ces paroles, Polyphème empoigne un énorme rocher et, au jugé, l’expédie vers la nef d’Ulysse qui risque bien de couler. Puis, il implore son père, le seigneur Poséidon, le dieu des mers :
Empêche le retour de cet Ulysse, le fils de Laërte,
Le pilleur de cité qui demeure en Ithaque. »
Chez Eole
Après l’île de Polyphème, Ulysse aborde une région amie, entourée d’un mur de bronze indestructible. Il s’agit de l’île du gardien des vents, le roi Éole, où vit toute sa famille. Éole accueille aimablement Ulysse qui lui raconte ses voyages et ses déboires. « Je m’en vais t’aider pour que tu puisses rentrer chez toi sans encombres », assure Éole qui enferme dans la peau d’un taureau tous les vents hurleurs qui sifflent de partout, il y enclot l’origine des tempêtes, la genèse de tous les souffles. Il dépose l’outre sur le bateau et « bon vent » ! Tu libèreras les vents une fois arrivé à bon port ! Et les voilà partis. Plus d’une semaine le navire file droit vers Ithaque et lorsque les doux rivages de la patrie sont entrevus au lointain, Ulysse fatigué mais heureux d’être bientôt chez lui, s’assoupit sur le pont.
Les marins se concertent et pensent qu’Éole a donné de l’or et de l’argent à leur roi. Ils veulent en avoir le cœur net : à proximité des côtes, ils ouvrent l’outre d’où s’échappent en tous sens les souffles marins. La mer poissonneuse se gonfle, l’eau s’agite et le bateau est emporté loin d’Ithaque la douce.
Circé la drogueuse
Après quelque escale malheureuse, le navire d’Ulysse aborde l’île d’Aiaia où vit Circé, la magicienne aux longs cheveux et aux fines mains. Le flot pousse la nef jusqu’au fond d’un port bien abrité. Là, les marins mangent, boivent, s’encouragent pour ne pas pleurer les larmes de l’amertume. Au matin, lorsque l’aube aux doigts de rose paraît dans son berceau de brume, une vingtaine de compagnons va explorer l’île. Ils arrivent jusqu’au palais de la belle Circé, qui les accueille, les invite à entrer chez elle et leur fait boire une drogue : les voici métamorphosés en animaux divers selon les désirs cachés de chacun.
Averti, Ulysse veut s’y rendre lui-même, le glaive à la main. Il traverse bois et forêts, et Hermès, le dieu astucieux, lui conseille de prendre préventivement un contrepoison permettant d’échapper à la transformation animale dont la drogueuse a le secret. Les dieux ont parfois des bontés pour le divin Ulysse, qui se laisse conseiller.
Aux demeures de Circé, il rencontre la jeune femme. Elle est superbe mais Ulysse, l’industrieux, se méfie. Il ne dit mot des raisons de sa présence chez elle. Lorsque l’ensorceleuse lui présente le philtre, il le boit sans sourciller. Mais la transformation n’opère pas, et Ulysse reste Ulysse. Tirant alors son glaive aiguisé, il se jette sur elle et fait mine de l’occire. Elle lui fait ce discours :
Dont Hermès m’avait si souvent annoncé la venue !
Eh bien, farouche guerrier, rengaine ton épée,
Et allongeons-nous tous les deux
Sur ce lit qui nous attend, afin de nous unir d’amour ! »
Mais le printemps revient toujours. Il faut songer au départ, reprendre la mer, et ce sont les compagnons qui veulent quitter les douceurs de l’île enchantée. Ils convainquent Ulysse un peu réticent. Circé, elle, ne proteste pas. Elle va leur indiquer quel chemin suivre pour retrouver leurs foyers. Et ce chemin est terrifiant, il passe par les Enfers. Ulysse va devoir descendre dans les sombres demeures de l’Hadès car il doit y interroger l’ombre de Tirésias, le devin, qui lui dira ce qu’il veut savoir.
Descente aux Enfers
« Mais jamais aucun noir vaisseau n’a pu gagner les rivages des morts ! » « Quand ton vaisseau touchera au bout de l’Océan, tu y trouveras les bois de Perséphone plantés de saules et de hauts peupliers. À cet endroit, tu laisseras ta nef, et c’est à pied que tu rejoindras le séjour de l’Hadès. Tu emporteras de la farine blanche ainsi qu’une brebis noire que tu égorgeras. Saupoudre le trou de farine. Alors, au bord du grand fossé, tu verras ce qu’aucun homme n’a jamais vu : les ombres des défunts se presseront vers de toi pour venir boire et retrouver un peu de leur force au sang rouge de la brebis. Mais, je t’avertis, ne laisse personne y toucher avant d’avoir vu s’approcher Tirésias. Car c’est lui qui t’indiquera le chemin d’Ithaque, c’est lui qui prédira ton avenir, c’est lui qui te dira par où passer si tu veux retourner sur tes terres. » Ainsi parle Circé et chacun de trembler.
Le rusé Ulysse s’en va sur la mer et aborde au rivage des morts. Il saupoudre de farine le bord de la fosse, invoque les morts et tranche la gorge de sa victime. Alors les âmes des trépassés s’approchent en nombre avec d’horribles râles et des gémissements. La foule des ombres remonte des précipices du gouffre. Il reconnaît d’abord Elpénor son compagnon qui vient de décéder et n’a pas encore trouvé de sépulture. « Je vais t’enterrer dès mon retour, compagnon des jours amers ! » Ulysse doit repousser tous ceux qui viennent boire au sang noir, jusqu’à ce que Tirésias, le devin, apparaisse enfin. Celui-ci lui dit par où il lui faut naviguer pour retourner chez lui. Il le met en garde : « Quand vous débarquerez sur l’île où paissent les bœufs du Soleil, gardez-vous d’y toucher, quelle que soit votre faim. Ce sont les plus beaux bœufs du monde et celui qui y toucherait ne survivrait pas. » Il lui prédit son retour difficile et lui dévoile encore ce qui se passe chez lui : « Rentre chez toi, Ulysse, car de jeunes arrogants dévorent tes richesses, ourdissent la mort de ton fils et convoitent ta femme, la brave Pénélope. » Ayant ainsi parlé, l’ombre de Tirésias s’en retourne aux profondes demeures de l’Hadès.
Ensuite parmi les âmes qui se pressent autour de lui, Ulysse reconnaît sa mère. Les larmes lui montent aux yeux : « Mais quel destin cruel t’a soumise aux rigueurs du dernier sommeil, ma mère, ma douce ? » « C’est le regret et le souci de toi, mon fils, qui ont eu raison de mon souffle de vie. » Devant ses yeux, Ulysse retrouve quantité de femmes renommées jadis pour leur beauté. Aux Enfers grands ouverts, il voit Achille, le bouillant, Agamemnon tué par Égisthe, Ajax, le roi ami, et tant d’autres héros tombés devant les murs de Troie, tant d’âmes languissantes avides de lui parler. Elles tendent vers lui des mains désespérées.
Saisi de crainte, Ulysse s’en retourne à la nef qui l’attend et s’en revient chez Circé.
Ulysse, ayant abandonné le fleuve Océan et ayant traversé les étendues salées, le voilà qui accoste de nouveau à l’île d’Aiaia. Dès que dans son berceau de brume apparaît l’aurore aux doigts de rose, il lui faut donner une sépulture décente au corps d’Elpénor. Il l’enterre et il élève sur ses restes la rame polie qui fut la sienne durant le périple. Puis, il faut s’apprêter au départ.
L’îlot des Sirènes
Circé lui fait ses adieux et ses recommandations, et le bateau reprend la mer. Contre l’étrave vient s’écraser le flot vert d’Amphitrite aux yeux sombres. Il faut longer l’îlot des Sirènes, deux femmes-oiseaux dont la voix mélodieuse est enchanteresse. Aucun homme ne passe à proximité de cet îlot sans éprouver le plaisir vif d’entendre leur voix. À côté d’elles, en un charnier, s’accumulent les restes des corps décomposés de tous ceux qui les ont écoutées. Ici, capituler, c’est mourir. Après avoir cédé aux charmes de Circé, Ulysse cédera-t-il à l’envoûtement des Sirènes qui l’appellent ? Il veut l’entendre ce chant que nul n’a entendu sans périr. Alors il bouche avec de la cire les oreilles de ses compagnons et il demande qu’on l’attache, bras et jambes, solidement au mât du navire, le rusé Ulysse. « Lorsque je vous implorerai de me détacher, n’obéissez pas ; au contraire, plus j’insisterai plus vous serrerez les nœuds sans craindre de me faire mal. Ensuite je vous dirai ce qui peut nous perdre et ce qui peut nous éviter une mort certain. Faites comme j’ai dit et ramez fermement. »
La rame frappe le flot qui blanchit sous les coups. Le stratagème lui permet d’assouvir sa curiosité sans mettre en péril la vie de personne. Les Sirènes ont repéré le bateau, elles appellent Ulysse, le flattent, le convient à écouter les paroles qui coulent de leurs lèvres. « Celui qui nous écoute s’en retourne charmé et plus riche de connaissances. » L’ensorcellement opère sur l’âme du divin Ulysse qui oublie la raison de son voyage, mais les marins n’obéissent pas lorsqu’il les implore de le délier. Le bateau file droit.Le bateau longe lentement l’îlot des Sirènes sans s’y arrêter. Et soudain des coups sourds le secouent faisant s’envoler les rames des mains des marins. Il affronte maintenant les gouffres de Charybde et de Scylla, deux monstres qui abîment les navigateurs. D’un côté c’est Charybde, le gouffre profond qui engloutit et rejette l’eau noire et les vaisseaux qu’elle porte. En face d’elle, au fond d’une caverne, loge Scylla, monstre hideux doté de six têtes avec lesquelles elle saisit les marins qui passent à sa portée. Tandis qu’Ulysse et ses compagnons regardent Charybde, fascinés, Scylla emporte six des matelots pour les dévorer dans son antre. Mais Athéna, la déesse aux yeux pers, apporte son aide à Ulysse dans ce passage délicat. Le bilan est affreux : seuls quelques-uns se tirent d’affaire.
Les boeufs du SoleilLa nef arrive à proximité de l’île du Soleil où paissent les vaches magnifiques. Leur nombre correspond au nombre exact des jours de l’année. Il faut savoir que ce troupeau divin ne se reproduit pas. Les bêtes sont donc sacrées. Aussi bien Tirésias que Circé ont mis Ulysse en garde : « N’y touche pas, à aucun prix ! Le soleil veille sur elle avec un soin jaloux ! » Le bateau accoste, et un vent contraire l’empêche de s’en aller le lendemain. La faim prend les marins au ventre et pendant qu’Ulysse, une fois de plus s’endort, ses hommes commettent l’irréparable : confondre la chasse et le sacrifie. Ils tuent une vache, la font rôtir et s’en régalent.
La colère de Zeus est telle qu’il s’acharne sur le bateau sitôt qu’il fend l’onde. Une houle se lève, la mer s’agite, un coup de tonnerre démantèle le navire et le fait voler en éclat. Il faut punir des coupables impies ! Tous sont noyés sauf Ulysse qui dérive accroché à une planche de bois. Il est d’abord repoussé vers Charybde et Scylla, évite de se faire dévorer, lutte contre les flots. Neuf jours plus tard, il échoue sur l’île de Calypso, la nymphe aux beaux cheveux.
Chez CalypsoUlysse va rester dix années sur cette île cachée, que personne ne connaît et qu’aucun humain n’a jamais visitée. C’est une île sur laquelle le temps ne passe pas, c’est l’île de nulle part. Calypso vient le recueillir sur la plage. Elle le soigne et le restaure. Elle veut le garder près d’elle et lui faire oublier l’appel d’Ithaque. La vie sur cette île est d’une douceur extrême, tout est fait pour plaire à l’homme qui s’y trouve. Alors Athéna décide de s’en mêler : il faut permettre à Ulysse de quitter le paradis de Calypso. C’est Hermès, le messager aux sandales de vent, qui va aller lui parler. La nymphe aux cheveux bouclés entend les arguments d’Hermès et elle lui promet de ne pas retenir Ulysse contre son gré.
Alors Calypso jure à Ulysse de lui donner l’immortalité à condition qu’il reste avec elle sur son île. Rien que les deux. Ulysse est descendu aux Enfers, il a vu le sort peu enviable qu’Hadès réserve aux âmes des trépassés, il a approché la mort de près en écoutant les Sirènes, il a croisé son visage, il sait donc que la vie est le plus précieux de tous les biens. Calypso lui propose de vivre sans vieillir et sans jamais connaître la mort, ni même la souffrance. Mais pour cela il doit oublier le retour et renoncer à s’échapper de cette retraite dorée. Elle lui offre de l’élever à l’égal des dieux. L’immortalité anonyme ou bien la vie éphémère chantée par la légende ? Le pieux Ulysse réfléchit, il balance. Sur un rocher, il passe ses jours à observer la mer moutonnante jusqu’à l’horizon, et devant l’immensité salée, l’appel du retour est le plus fort. Plus fort qui la belle nymphe, plus fort que l’immortalité, plus fort que la paix d’une terre paradisiaque. Son cœur se déchire dans cette île où vivre est un délice. Il doit revoir Pénélope ainsi que son fils Télémaque, qui a vingt ans à présent, et qui le recherche dans toutes les cités de l’Hellade.
Alors, fidèle à sa promesse, Calypso la séduisante l’aide à construire un solide radeau pour qu’il puisse reprendre la route.
NausicaaLorsque Ulysse sur son puissant radeau quitta Calypso, il eut pas mal de malheurs mais il finit après dix-huit jours, par aborder au pays des Phéaciens, sur la grande île du roi Alkinoos, une terre étrange comme un bouclier posé sur les flots, aux extrémités de la mer onduleuse. Les rochers aigus se dressaient autour de l’île, les flots impétueux écumaient de tous côtés, et la côte était escarpée. Avec l’aide d’Athéna, il nagea, examinant la terre et, cherchant s’il trouverait quelque part une plage ou un port. Or, il arriva à l’embouchure d’un fleuve au beau cours. Il vit que cet endroit était bon, à l’abri du vent, protégé par des roches égales. Puis lui apparurent les monts boisés et les montagnes ombragées de ce curieux pays.
La fille du roi, la fine Nausicaa, le trouve endormi à l’endroit où elle est descendue avec ses servantes pour laver le linge dans l’eau claire. Elle décide de l’amener à la ville. Ulysse est charmé par cette jeune fille réservée et même un peu farouche qui lui explique comment faire : « Je te montrerai le chemin ; mais quand nous serons arrivés à la ville, qu’environnent de hautes tours et que partage en deux un beau port dont l’entrée est étroite, nous trouverons auprès du chemin le bois de peupliers consacré à Athéna. Une source y coule et une prairie l’entoure : là s’étendent le verger de mon père et ses jardins florissants, éloignés de la ville d’une portée de voix. » Il pénétra dans l’imposant palais du Roi, traversa la cour. Au-delà de la cour, auprès des portes, il y avait un grand jardin de quatre arpents, entouré de tous côtés par une haie. À cet endroit, croissaient de grands arbres florissants qui produisaient, les uns la poire et la grenade, les autres les belles oranges, les douces figues et les vertes olives. Et jamais ces fruits ne manquaient ni ne cessaient, et ils duraient tout l’hiver et tout l’été, et Zéphyr, en soufflant, faisait croître les uns et mûrir les autres ; la poire succédait à la poire, la pomme mûrissait après la pomme, la grappe après la grappe, et la figue succédait à la figue. Ici, sur la vigne fructueuse, le raisin séchait, sous l’ardeur du soleil, en un lieu découvert, et là, il était cueilli et foulé ; parmi les grappes, les unes perdaient leurs fleurs tandis que d’autres mûrissaient.
Et puis, il y avait deux fontaines, dont l’une courait à travers tout le jardin, tandis que l’autre jaillissait en source vive sous le seuil de la cour, devant la haute demeure, et les citoyens venaient y puiser de l’eau. Et tels étaient les splendides présents des dieux dans la demeure d’Alkinoos.
Il s’y restaura, raconta son histoire et y demeura jusqu’à ce qu’il fut assez vaillant pour rentrer sur ses terres.
IthaqueLorsqu’il posa les pieds sur son île, le prudent Ulysse ne reconnut pas les lieux qu’il avait quittés voilà vingt années. Il scruta un horizon qui aurait dû lui être familier, mais rien alentour ne lui parut coutumier. Un instant, il se demanda où il était, s’il était bien revenu chez lui. Un berger arriva alors. En réalité il s’agissait d’Athéna qui avait pris cette apparence, et le berger lui assura avec aménité que voilà bien Ithaque. Sa joie profonde se mêla à de la prudence.
Alors la déesse aux yeux pers reprit sa forme habituelle et elle lui révéla ce qui se passait dans sa propre maison. Elle lui raconta les prétendants, leur insolence, leur goût du luxe, Télémaque qu’on chassait du pouvoir, elle lui raconta Pénélope l’admirable, la fidèle, confinée dans sa chambre et qu’on pressait de retrouver mari. Elle lui conta les dernières années qui manquaient à sa mémoire. Puis elle lui offrit son aide : pour ce faire, elle transforma Ulysse en vieux mendiant méconnaissable. Et c’est ainsi qu’il se rendit tout d’abord chez Eumée, un ancien serviteur qui s’occupait de ses porcs. Déguenillé, il se présenta à lui. Eumée le nourrit et l’hébergea. Pendant qu’il mangeait, Athéna fit en sorte que Télémaque se rendît chez le porcher afin qu’il pût y rencontrer son père. Rapidement, le fils devina la stature majestueuse du roi d’Ithaque derrière les haillons du mendiant.
Ils décidèrent de se rendre au palais dès le lendemain. Télémaque partit devant, puis ce fut le tour du mendiant. Deux décennies avaient passé, Ulysse revenait chez lui et il lui fallait entrer par la petite porte et déguisé en pauvre hère ! Au seuil de sa maison, son chien Argos le flaira et reconnut son maître sous tant de misère puante. Ulysse dut s’en éloigner de crainte d’éveiller quelque soupçon. Il pénétra dans la vaste pièce centrale de sa demeure. Là séjournaient les prétendants qui dévoraient ses réserves, buvaient son vin, ruinaient ses troupeaux. Eumée avait reçu l’ordre de leur amener chaque jour des porcelets bien roses pour qu’ils pussent faire ripaille. Lorsqu’ils aperçurent le modeste mendiant un peu hagard dans la salle principale, ils se moquèrent de lui, le malmenèrent, et même un jeune prétendant commença à lui chercher noises. Euryclée, la nourrice qui s’était occupée d’Ulysse depuis sa tendre enfance, le reconnut à une blessure qu’il portait au pied depuis une chasse au sanglier.
La sage Pénélope, qui n’était pas au courant de la véritable identité du mendiant, l’envoya quérir parce qu’elle avait eu vent qu’on osait maltraiter un hôte sous son toit. Elle le fit donc s’asseoir et lui demanda, comme elle le faisait à tout étranger de passage, s’il avait entendu parler d’Ulysse durant ses voyages. « Oui, je l’ai rencontré jadis, répondit le patient Ulysse, il vint mouiller dans un port difficile où le vent faillit l’emporter. Il est resté treize jours sur cette île de Crête, jusqu’à ce que les vents lui permissent de reprendre la mer. Ensuite il s’en est allé sa route et personne ne l’a revu. » Après qu’il lui eut donné quelques détails sur ses habits et sur ses armes, Pénélope le crut. Elle pleura beaucoup, et elle fut émue à l’évocation de son mari. Les larmes de sa femme plièrent sans la rompre la résolution du mari. Ulysse fut tenté de tout lui dévoiler et de la serrer dans ses bras, mais « Patience, mon cœur ! »
L’arc d’UlysseLe lendemain matin, Pénélope guidée par Athéna, la déesse aux yeux pers, décida qu’elle allait mettre fin au désordre qui régnait sous son toit. Elle organisa un concours. Elle fit descendre dans la salle principale l’arc d’Ulysse ainsi que son carquois rempli de mille traits, qu’elle scellait avec les affaires du roi, dans une salle sûre à l’abri des convoitises. Elle fit placer douze têtes de haches en enfilade, et fit aux prétendants cette proposition :
Celui qui de ses mains saura le tendre sans effort
Et qui traversera les douze haches d’un seul trait,
Celui-là, j’accepte de le suivre et de quitter ce palais. »
Pendant ce temps, les prétendants s’étaient mis à la file pour éprouver tour à tour leur force à l’arc du roi d’Ithaque. Tous s’efforcèrent de le tendre mais aucun n’y put parvenir. L’un d’eux eut même l’idée d’en chauffer le bois pour le rendre plus souple. Peine perdue, l’arc résistait.
Alors Ulysse demanda d’entrer à son tour dans le concours dont le prix était Pénélope. On le pensa saoul, peut-être même était-il un fou. Télémaque repoussa les réticences, fit taire les ironies, et l’arc fut confié au mendiant. Tous l’observèrent. Ulysse se mit en position, plia l’arc avec aisance et il expédia un trait qui traversa les douze cercles.
Se débarrassant de ses hardes, d’un bond, il fut devant la porte, l’arc à la main et le carquois à la hanche, Télémaque à ses côtés. Il décocha une flèche, un prétendant la reçut au milieu de la poitrine. Il s’écroula. Les autres crurent d’abord à un accident. Mais les flèches partaient dans tous les sens, et à chaque trait un prétendant tombait sur le sol, percé de part en part.
Je ne reviendrai jamais chez moi !
Vous pilliez ma maison sans craindre mon courroux
Vous courtisiez ma femme sans vergogne.
Mais voici venue l’heure de payer de votre mort
Tant de forfaits, car Ulysse d’Ithaque est revenu ! »
Avant d’aller réveiller sa femme qu’Athéna avait plongée dans un sommeil magique, Ulysse demande à ses gens de tout remettre en ordre, d’évacuer les cadavres et de nettoyer la pièce à grande eau. Ulysse est de retour, il s’est vengé et veut dignement retrouver la sage Pénélope. On prépara la fête. On organisa la musique et le festin. On avertit Pénélope. « Ulysse, le roi, est de retour en Ithaque. »
Mais la lucide Pénélope se méfiait, elle ne céda pas facilement, telle était sa nature. Elle n’y croyait pas. Cet homme debout devant elle, auquel Athéna avait rendu son apparence, avait-il pu tuer tous les prétendants ? Ils étaient si nombreux et si forts. Mais, debout dans sa maison, elle ne voyait plus personne, elle n’entendait pas les bruits et les rires habituel. Et puis, elle semblait effectivement reconnaître le port et l’allure princière d’Ulysse, mais rien n’était certain. Vingt ans avaient passé, vingt ans ! Il lui fallait une preuve d’airain. Adroite, elle demanda à ses serviteurs de sortir le lit de sa chambre et de l’amener ici pour qu’Ulysse puisse y passer la nuit, car il était hors de question qu’ils partagent le même lit. Ulysse réagit : « Déplacer le lit de notre chambre ? Mais c’est impossible ! C’est moi-même jadis qui l’ai taillé dans le pied d’un olivier encore enraciné dans le sol. Personne ne peut libérer ce meuble de sa racine. » À ces mots, Pénélope s’avança vers lui, en larmes.Oui, Ulysse était de retour.
©Jean Romain