Dans le parc des Bastions de Genève comme dans les parcs d’abstraction de nombreuses villes européennes, on assiste à l’escalade tapageuse des indignés ! Sortes de rebelles de confort qui campent sous tentes, dans de douillets sacs de couchage, avec des iPads et des smartphones, ils consultent sur la vaste Toile (c’est la ville qui paie une connexion ainsi gratuite) l’opinion des alter-indignés qui leur répondent illico depuis l’autre bout du continent. Ils s’indignent d’une société qui a dépassé les bornes en matières d’injustice. Ils n’ont pas tort sur le constat, je les approuve : lorsqu’une banque permet à un trader de jouer avec les milliards des autres, où lorsqu’une Conseillère fédérale demande à un Etat de sanctionner des policiers qui ont arrêté Hannibal dans les règles de l’art, il y a à redire, mais on peut se demander ce que vaut l’indignation de ces mutins de Panurge.
En effet, ils n’ont rien obtenu, strictement rien ; ils ont suscité au mieux l’indifférence de la population, au pire quelques invectives ; et le monde depuis leur apparition n’a pas changé d’un iota.
Qu’à cela ne tienne, disent-ils, le positif dans tout ça, c’est le lien qui s’est créé entre nous, le côté festif de la chose ! Nous y voilà : le côté festif de l’affaire. Leur inaptitude à vivre dans le pessimisme, dans le scepticisme, c’est-à-dire dans la lucidité, les force à découvrir l’éternel côté positif de ces manifestations creuses : la fête. En fait, ce n’est pas une vraie révolte, un signe de rupture, une exemplaire confrontation. Non, c’est pour rire, pour faire semblant, bref, pour faire la fête, pour se désennuyer un peu. On n’a pas voulu mettre en place un véritable désaccord, une vraie fracture qui requerrait de la part de leurs auteurs des actions, des responsabilités… en somme, des risques. Non, on s’est indigné derrière les iPhone4S, on a eu des haut-le-cœur émotionnels réellement authentiques, mais pour ce qui est de proposer une alternative crédible, pour ce qui est de former un collectif pugnace, appelez les abonnés absents ! Allô ? Il n’y a personne au bout du fil.
Or l’intelligence naît où il y a rupture, où il y a brisure. Mais nos indignés de confort sont incapables de se dissocier de ce monde : ils font la fête dans une société urbaine qui a fait de la fête son principal projet. Et durant ces journées d’indignation, personne ne disposant de la distance nécessaire pour rire un peu, on a donc festoyé, tout en construisant ensemble l’effroi moutonnier du grand frisson de faire semblant de se révolter pour de vrai. C’est le vaudeville des impostures contemporaines qui se joue dans nos parcs.