Jacques-Etienne Bovard (1961 – )
La Pêche à rôder (2006) – On le sait, l’art de la photographie se marie avec bonheur à celui de l’écriture. Bovard en donne un exemple supplémentaire dans ce magnifique ouvrage à la gloire de la pêche, art de l’impatience. Ce qui prime, c’est l’appel de la rivière auquel le héros de l’histoire répond. Drôle, vive, amusante, la narration adopte les méandres du cours d’eau et ceux des émotions. Et les photos viennent, en contrepoint, servir un texte ciselé. Aux diverses strates des eaux colorées correspondent les étages de la mémoire de l’auteur, et ainsi la joie de la narration le dispute à celle de la passion. « La cuillère frôle les branches avant de retomber trop court, en plein milieu du méandre. Ma main gauche peine à enrouler le fil sur le cadre, avec le rythme à la fois fluide et saccadé qui imprime à la cuillère l’allure idoine du poissonnet affaibli. Je relance, moins mal. Il fait si sombre encore que je n’aperçois ma cuillère qu’à l’instant où elle ressort de l’eau à la pointe de la canne. Rien. Troisième lancer, le leurre enfin où je voulais, au ras des souches en tête de courant. J’essaie de rigoler en écoutant mon pouls emballé à 150, n’y parviens pas. C’est trop fort. Ça vient de trop loin.
Trente ans tout juste depuis la première fois, et toujours cette même espèce de joie panique… »
(p.25)
Eric-Emmanuel Schmitt (1960 – )
L’enfant de Noé (2004) – Vers la fin de la guerre, un prêtre catholique accueille dans son pensionnat des enfants juifs pour les soustraire à la Gestapo. Joseph, neuf ans, y rejoint d’autres enfants de la guerre. C’est par ses yeux que l’histoire est vue ; naïve et forte, elle prend corps sous ses mots à lui. Le Père Pons, puisque le peuple et la culture juive sont en péril, entreprend, comme Noé jadis dans l’arche, de sauver au moins un individu : il enseigne à Joseph l’hébreu et la Torah. De son côté, le jeune enfant apprend les mystères du catholicisme. Un lien fort se noue entre cet homme juste et le petit Joseph qui y trouve un père de substitution.
« La liturgie se poursuivait. Je n’y comprenais rien, je contemplais la cérémonie avec paresse et fascination. Lorsque je m’efforçais d’en saisir les paroles, le discours passait mes capacités intellectuelles. Dieu était un, puis deux – le Père et le Fils – et parfois trois – le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Qui était le Saint-Esprit ? Un cousin ? Soudain, panique : ils devenaient quatre. Le curé de Chemlay venait d’y ajouter une femme, la Vierge Marie. »
(p. 46)
C.F. Ramuz (1878 – 1947)
Présence de la mort (1922) – Cette œuvre un peu à part dans la production romanesque de Ramuz met en place une esthétique du morcellement : les chapitres, comme autant de juxtaposition de scènes, trouvent leur unité dans le phénomène central de l’histoire : un dérèglement climatique qui fait grimper la chaleur jusqu’à des températures insupportables. Les personnages des divers chapitres de ce court roman peu chronologique prennent conscience différemment de cette inexorable catastrophe. Le paroxysme climatique se joue autour des deux lieux centraux de l’imaginaire ramuzien : la montagne et le lac. Les glaciers fondent et rejoignent le lac, les eaux s’élèvent et rejoignent la montagne.
« Ils arrivèrent donc au village avec leur histoire, sans vouloir écouter celles qu’on leur racontait. Ils venaient avec leur colère, et la colère qu’ils ressentaient les empêchait de voir ce qui se passait autour d’eux. On avait sonnée la cloche au village vers midi, c’est pour appeler. On avait sonné la clocher vers midi, on la sonna de nouveau vers le soir. Il y avait eu des éboulements ; la masse des terres descendues risquait de faire barrage dans le lit du torrent : une première corvée était partie. »
(p. 126
)Jean-Bertrand Pontalis (1924 – )
L’Enfant des limbes (1998) – D’abord professeur agrégé de philosophie, puis chercheur au CNRS et enfin psychanaliste, Pontalis, ami de Sartre et de Merleau-Ponty, homme engagé à gauche, a beaucop écouté ceux qui prenaient place sur son divan. Il est parti à la recherche des limbes, ce lieu de l’au-dela que, pour l’éternité, accupent les justes qui n’ont pas été baptisés. L’auteur s’engage donc sur la piste poétique et réflexive d’un mot, jouant avec le temps qui passe et , plus encore peut-être, avec celui qui ne passe pas. Il relate ici une expérience proustienne. « Une jeune femme vient me voir aux éditions pour me parler d’un projet de livre qu’elle aimerait écrire sur la ville d’Alexandrie. Au fil de la conversation, quelques noms sont prononcés : Pharos, Agami, Pastroudis, Camp César, Stanley Bey, le Corniche, le Sporting… Alors que la jeune femme me tient des propos fort savants, me cite historiens, romanciers, poètes, je ne suis sensible qu’à ces noms-là. Ce sont des noms de lieux. A travers eux, c’est l’année que j’ai passée à Alexandrie – il y a de cela près de cinquante ans – qui m’est comme restituée. Non qu’elle fût oubliée : je me souviens d’événements, de rencontres mais elle avait cessé d’être visible, elle était loin, là-bas, dans les limbes. »
(p. 79)